CHAPITRE III

 

Ce fut le ronronnement régulier des équipes de robots-nettoyeurs arpentant les couloirs qui la tira de son anéantissement. Il faisait jour. Elle avait dormi à même le sol, roulée dans le peignoir fétiche de la danseuse étoile. La glace à maquillage cerclée d’ampoules lui renvoya son image hagarde, avec ses cheveux collés par la transpiration, et le masque grotesque du fond de teint tourné qu’agrémentaient les couleurs bleuâtres de fard à paupières. Elle grimaça, arracha ses vêtements et prit place dans la minuscule cabine-douche dissimulée derrière le paravent chinois que la ballerine emportait dans tous ses déplacements. Le jet rotatif était désagréablement tiède, et malgré ses manipulations elle ne parvint à obtenir une température plus élevée. Lorsqu’elle s’essuya, ce fut avec la conviction irraisonnée que la crasse de la nuit précédente la souillait toujours. Par bonheur elle laissait toujours un sac de voyage contenant quelques vêtements de rechange dans un angle de la loge. Elle troqua ses oripeaux contre une robe courte dont la couleur variait avec la température, un gadget coûteux qu’elle avait acquis dans un moment d’euphorie. Ce n’était certes pas la tenue idéale pour rendre visite à une artiste fraîchement mutilée, mais elle n’en possédait pas d’autre.

Elle quitta l’Opéra par la porte sud et sauta dans la cabine ovoïde d’un taxi sans chauffeur. Elle eut un court instant d’hésitation devant le plan de la ville affiché sur le tableau de bord, puis posa le doigt sur la mention « Hôpital central ». Le véhicule démarra à l’instant même.

Une fois arrivée, elle eut beaucoup de mal à s’orienter dans le dédale aseptisé du centre médical et échoua dans une salle commune où des robots-chirurgiens effectuaient à la chaîne des opérations de routine ne requérant aucun savoir-faire particulier. Une infirmière au crâne rasé, qui fumait le cigare en feuilletant un magazine pornographique féminin, la repoussa dans le couloir en lui palpant outrageusement les seins. Elle erra une bonne demi-heure de corridor en corridor, fut prise à partie par un petit vieillard nu et squelettique que poursuivaient deux filles de salle échevelées, et finit par déboucher dans une rotonde au sol jonché de mégots, véritable cendrier géant. L’odeur du tabac refroidi lui amena le cœur au bord des lèvres. Ses déambulations l’avaient épuisée, elle se laissa tomber sur un siège de plastique poisseux et serra les genoux. Sa robe avait viré au gris sale. En vérifiant la lampe témoin cousue sous le revers du col elle découvrit que la pile du variateur pictural était à plat. Elle étouffa un juron et tira rageusement sur l’ourlet de la jupe sans parvenir pour autant à recouvrir ses cuisses un peu fortes à la chair trop blanche.

À l’instant même, Walter – l’imprésario de Léonora – émergea d’un ascenseur, le sourcil bas, la bouche mauvaise. Comme d’habitude, son costume trois pièces de pure laine peignée avait dû lui coûter une fortune en surenchère à la salle des ventes. Elsy s’était toujours demandé avec un certain dégoût comment on pouvait encore avoir envie de porter à même la peau des étoffes résultant du tissage de poils d’animaux, alors que le marché intergalactique offrait aujourd’hui tant de matières synthétiques si amusantes… et si hygiéniques. Chaque fois qu’elle approchait Walter, elle se surprenait à chercher sur l’épiderme de l’imprésario les traces d’une quelconque affection cutanée, conséquence directe de son fétichisme des vieux vêtements, mais jusqu’à présent elle n’avait rien détecté. Elle ébaucha un geste, le quinquagénaire daigna s’apercevoir de son existence et plissa les lèvres avec irritation. Son attaché-case sous le bras, il vint se planter devant elle, ne lui laissant pas la place de se lever. Il transpirait un peu, et la sueur faisait luire son crâne chauve entièrement tatoué à l’encre noire, selon une ancienne mode maintenant tombée en désuétude.

— Ah ! Vous avez fait du joli ! siffla-t-il entre ses dents. Vous êtes encore plus stupide que je le croyais ! Vous nous avez foutus au chômage, ma petite ! Au chômage !

— Co… comment va-t-elle ?

— Hein ? Je n’en sais fichtre rien ! Tout ce que je sais c’est qu’elle ne dansera plus, et que, désormais, nous ne lui servons plus à grand-chose ! Vous pouvez commencer à faire du porte-à-porte, ma chérie… ou du moins ESSAYER, parce que je vous garantis que dans les mois qui viennent je ne vais pas vous faire de publicité ! Vous avez foutu par terre la meilleure affaire du siècle. Une femme admirable… et qui n’épluchait jamais les livres de comptes !

Il piétinait, au comble de la colère, brandissant sa mallette comme une arme.

— Vous êtes virée… Virée ! éructa-t-il. Pour… faute professionnelle, sans dédommagement.

Elsy blêmit, elle se redressa, mais déjà Walter était à l’autre bout de la salle. Avant de poser le pied sur le tapis de caoutchouc du trottoir roulant, il se retourna une dernière fois, pointant un index vengeur en direction de la jeune fille.

— Vous avez passé un appel par satellite ! ricana-t-il. En utilisant VOTRE PROPRE CODE ! Eh bien, apprenez que cette note de frais vous sera refusée, j’y veillerai personnellement ! Pas de remboursement ! Vous n’aviez pas l’autorisation de votre employeur… Une initiative malheureuse, comme on dit ! Il faut savoir ne pas surestimer ses pouvoirs, ma chérie…

Il disparut, happé par le couloir mécanique. Elsy retomba sur son siège, anéantie. Six millions de crédits ! Ils allaient vider son compte bancaire… Liquider en une seule transaction cinq années d’économies acharnées. Elle allait se retrouver à la rue, sans un sou. Une goutte glacée cascada entre ses seins, brusquement elle avait peur, terriblement peur. La vengeance de Léonora entamait son premier tour de roue…

Elle demeura un long moment prostrée au milieu des mégots. Un vieillard en pyjama déboucha d’une galerie radiale, s’agenouilla devant elle avec force craquements d’articulations et entreprit de fouiller dans les débris, empochant tous les tronçons de cigares d’une longueur supérieure à deux centimètres. Elle le regarda faire, le cerveau vide. Lorsqu’elle réalisa enfin qu’il ne s’agissait que d’une ruse pour lorgner sous sa jupe, elle se leva d’un bond et courut vers la sortie.

Un instant, le soleil pâle de Fanghs alluma sur sa robe une brève palpitation rose, puis le tissu reprit son apparence terne de téléviseur en panne. De grandes lettres lumineuses défilaient sur un écran, au sommet d’une tour, résumant les principales nouvelles de la journée. Elsy leva instinctivement le nez…

 

« VAGUE DE FOLIE TERRORISTE, clamait la procession des mots, Vandalisme au musée national… Des œuvres incomparables détruites à jamais. La Joconde lacérée. La Grande Léonora victime d’un attentat criminel… Miles O’Canavan, le jazzman de renommée intergalactique, hospitalisé à la suite d’une ingestion d’acide. Les médecins ont dû se résoudre à une ablation des lèvres… vague de folie terroriste… »

 

Elsy baissa la tête, prise d’un léger vertige. Elle réalisa subitement qu’elle n’avait rien avalé depuis quarante-huit heures et que la faim creusait un trou vertigineux dans son estomac. Poussant la porte d’un snack-bar, elle s’installa au comptoir et s’absorba dans la contemplation du menu sans rien comprendre à l’énoncé des « spécialités ». C’était un restaurant « VIVANT », où les gastronomes « dans le vent » s’appliquaient – en vertu des lois de la Nouvelle Diététique – à consommer de petits animaux vivants qu’on servait légèrement anesthésiés. « Mangez la VIE, disait une banderole tendue sur le mur du fond, gorgez-vous de fluide vital, cessez de mastiquer des lambeaux de cadavres surgelés ! Réagissez ! Retrouvez la saine nourriture des premiers âges de l’humanité ! »

Elle eut un début de nausée. Un serveur lui murmura quelque chose d’incompréhensible auquel elle acquiesça distraitement. Il lui fallait se reprendre, gagner Walter de vitesse, chercher le plus vite possible un autre engagement. Elle songea tout de suite à Gwennola Maël, une actrice d’une grande beauté spécialiste des shows en apesanteur qu’elle avait rencontrée à plusieurs reprises au cours de galas, et qui lui avait chaque fois manifesté une sympathie attristée. Oui, c’était une bonne idée, elle prendrait rendez-vous avec Gwennola ! Cette résolution lui fit un bien immense. Alors qu’elle cherchait dans son carnet le numéro personnel de la star, le garçon déposa devant elle une assiette blanche où dormait un petit rongeur au court pelage brun. L’animal était recroquevillé, le museau dans les pattes, et ses flancs tremblaient spasmodiquement comme sous l’effet d’un froid intense. Elle eut un recul et son dos heurta violemment un pilier. On la regardait. Elle paya, un goût de bile sur la langue, ramassa la bête et l’enfouit dans son sac. Dans la salle quelqu’un ricana. Elle se retrouva sur le trottoir, hébétée. Des passants la bousculèrent et un robot-livreur klaxonna pour lui faire dégager la route. Elle se secoua, gonfla ses poumons et pénétra dans une cabine téléphonique vétuste. Une plaque lui apprit que l’appareil avait été décrété « Monument historique », mais qu’il n’en demeurait pas moins en parfait état de fonctionnement. Elle égrena les six chiffres de Gwennola, un nœud au creux de l’estomac. Il lui fallut batailler près d’un quart d’heure pour avoir la vedette au bout du fil.

— Allô ? s’esclaffa enfin Gwen. Mais je ne vous vois pas, l’écran est tout noir ! Oh ! Je comprends… Vous m’appelez d’un ancien téléphone ! Oh ! Comme c’est amusant, je trouve ces vieilles choses d’un goût exquis, et tellement discrètes ! Ça nous change de ces affreux écrans qui vous font la peau toute blême ! Oh ! mais j’y pense : je bavarde, je bavarde… Je viens d’apprendre pour Léonora, la pauvre ! Une vengeance sans aucun doute, elle avait tellement d’ennemis… Si vous avez besoin d’aide…

— Justement, balbutia Elsy, j’avais pensé… Enfin, j’avais espéré…

— Vous êtes sans travail, c’est ça ? Mais passez donc me voir ! Je vous ai vue à l’œuvre, vous êtes d’une remarquable efficacité, on a toujours besoin de gens comme vous… Disons à… trois heures ? Ça va ? Je serai contente de vous avoir dans mon équipe. Allez, bye ! Raccrochez la première, que j’entende la tonalité… C’est si drôle ! On se croirait dans un vieux film !

Elsy laissa le combiné retomber sur son berceau, les oreilles pleines du babillage suraigu de son interlocutrice. Elle respirait plus librement, elle resta un moment immobile, le front contre la vitre de la cabine. À l’extérieur les gens la regardaient avec une expression désapprobatrice. Elle s’en moquait. Au bout d’une minute elle se résigna à sortir ; les lettres rouges du journal permanent défilaient toujours :

 

« FOLIE TERRORISTE… »

 

Elle pensa au grand V rouge rayant la porte de Léonora. Qu’y avait-il derrière tout ça ? Quelle incompréhensible conspiration… « La Joconde lacérée »…

Elle leva un sourcil interrogateur. La Joconde déchirée ? Elle avait toujours cru qu’il s’agissait d’une sculpture… C’est du moins ce qu’on lui avait appris aux cours d’histoire de l’art inclus dans la formation générale des habilleuses : la Joconde était une sculpture antique, et la Vénus de Milo un tableau représentant une femme sans jambes… (comme Léonora !).

Elle haussa les épaules, comment pouvait-on encore s’intéresser à ces vieilleries alors que les arts modernes voyaient l’épanouissement de la sculpture vocale, des substances s’autogénérant, et des tableaux liquides à ébullition périodique !

Tout de même, l’image du V écarlate l’inquiétait, Cazhel lui-même avait l’air de ne plus y comprendre grand-chose, ce n’était pas bon signe.

Elle balaya ces sombres pensées et songea qu’elle serait heureuse de travailler pour Gwennola.

Elle décida de changer la pile de sa robe pour faire bonne impression et chercha l’argent dans son sac. Avec un amusement attendri elle remarqua que la petite bête y dormait toujours, elle la relâcherait dans un square ou dans la cave d’un bâtiment désaffecté… Là où elle pourrait vivre sans crainte de terminer sa vie dans l’assiette d’un « Nouveau gastronome » !

Lorsque sa robe eut retrouvé ses couleurs, elle monta dans un taxi sans chauffeur et programma l’adresse du studio réservé aux productions en apesanteur. Le trajet durait une bonne heure, elle s’installa confortablement.

De nombreux véhicules de presse encombraient le parking du vaste hangar rose abritant les évolutions de la troupe. Des matrones en bikini de cuir assuraient le service d’ordre, canalisant le flot des reporters à grand renfort d’injures. Elsy rassembla son courage et aborda la plus imposante des cinq femmes. Celle-ci vérifia au moyen d’une bague-émettrice que le rendez-vous était réel et lui indiqua une porte dérobée que gardait une fille obèse aux seins tatoués.

— Faut pas nous en vouloir, mon chou, grasseya cette dernière, mais l’avant-première a lieu ce soir et Gwen ne veut aucune photo des décors avant le lever du rideau…

Elsy acquiesça d’un coup de tête timide, un peu angoissée à l’idée de devoir désormais travailler avec de telles « gorilles » femelles.

Dès qu’elle fut en présence de Gwennola Maël, elle comprit que quelque chose n’allait pas. La vedette battit des cils à son entrée, détourna la tête d’un air gêné, et s’absorba interminablement dans la pose de sa perruque à mèches « vivantes ». Finalement elle eut un profond soupir de contrariété et fixa son image dans le miroir comme si elle essayait de s’hypnotiser. Sur sa tête les boucles dorées grouillaient, véritable nid de serpents.

— Écoute, jeta-t-elle enfin, je suis très embêtée. Quand tu m’as appelée je n’avais pas lu la presse… Et puis mon agent est venu… Tu as vu le bulletin professionnel de ce matin ? Tiens, regarde ça !

Elle lui jeta à la volée un paquet de listings parfumés. Elsy s’en saisit, s’emmêla dans l’accordéon de pages râpeuses… Un titre énorme occupait tout un feuillet.

 

« L’habilleuse de la Grande Léonora interrogée par la police. Complicité ou faute professionnelle ? »

 

Un frisson lui hérissa l’échine. Walter avait tenu parole…

— Tu comprends, murmura Gwen, je croyais qu’il s’agissait d’une vengeance d’admirateur déçu, ou éconduit, maintenant on vient me dire que c’est… politique ! Je ne veux pas que la police débarque ici, ce serait mauvais pour l’image de marque de la troupe. Si les antiterroristes viennent traîner leurs casques chromés dans le coin, le public fuira. J’ai investi tout ce que j’avais dans le show de ce soir, je ne peux pas prendre de risque, je suis responsable de toute l’équipe, mes filles ne me le pardonneraient pas…

— Mais c’est Walter, balbutia Elsy, il veut me couler parce que…

— Je sais tout ça ! coupa Gwen. Walter est un rat. Il filoutait Léonora depuis quinze ans et se mettait la moitié des recettes dans la poche. Léonora le savait mais s’en amusait, à côté de sa fortune personnelle ses cachets lui faisaient l’effet d’un pourboire ! Je ne suis pas dans ce cas, et même fausses, les insinuations de ce déchet feront leur chemin. Tu connais le milieu comme moi : c’est le meilleur fumier qu’on puisse trouver pour faire pousser les ordures… Non, je suis désolée. Patiente un peu, quand tout ça sera tassé, et mon spectacle lancé…

Elle s’interrompit, fouilla dans un tiroir et en tira quelques billets froissés qu’elle glissa dans la main de la jeune fille.

— Amicalement, fit-elle, pour tenir le coup. Je regrette de ne pas pouvoir faire plus mais je me suis saignée à blanc pour ce show… Je te le répète : attends un peu et reviens me voir… D’ici six mois.

Elsy hocha la tête, une boule dure dans la gorge.

« Surtout ne pas pleurer ! » songea-t-elle en marchant vers la porte.

— Je te raccompagne. Lança Gwen d’un ton faussement enjoué. Il faut que je me montre un peu aux journalistes. La première a lieu ce soir, viens donc me voir, ça te changera les idées.

Devant le mutisme d’Elsy elle tiqua, la saisit par les épaules et l’embrassa longuement sur la bouche. Surprise, la jeune fille sentit une langue forcer le barrage de ses dents, explorer son palais. Quand elle voulut réagir, Gwen avait déjà atteint la porte du hangar.

— Allez ! fit-elle en clignant de l’œil. On a tous de mauvaises passes, il faut tenir bon la rampe !

Puis elle poussa le battant et s’avança dans la lumière du soleil, saluée par les exclamations des photographes. Elsy s’essuya la bouche d’un revers de manche et lui emboîta le pas. Personne ne faisait plus attention à elle. On encerclait Gwennola Maël de toutes parts, des micros filaient vers son visage, les appareils cliquetaient. Au passage elle remarqua une ou deux caméras « dénudantes » dont l’usage était désormais prohibé par le code moral de la presse, mais la vedette ne paraissait pas s’en offusquer. Les questions bourdonnaient, se chevauchant de manière incompréhensible. Elsy avala une grande bouffée d’air surchauffé. Et maintenant ? Walter avait appliqué son programme à la lettre, elle était grillée pour toute la profession, il devenait inutile de tirer les sonnettes, partout on reconduirait avec le même air gêné. D’ailleurs beaucoup craignaient Léonora, on ne se risquerait pas à lui déplaire en engageant l’habilleuse qui – par sa négligence – avait ruiné sa carrière…

Là-bas Gwen prenait des poses, reins cambrés, poitrine agressive. Un jeune photographe lui demanda un beau sourire « de face » qu’elle lui accorda, la joue couchée sur l’épaule. C’est à ce moment que le jet de vitriol jaillit à travers l’objectif de la fausse caméra, s’écrasant en éclaboussures lourdes sur le visage de la vedette. Gwen poussa un hurlement de bête écorchée vive et se recroquevilla sur elle-même. Les gouttes qui tombaient de ses sourcils creusaient des trous dans le cuir de son pantalon. Une seconde elle releva la tête, et Elsy put voir la chair torturée des pommettes et du front que l’acide concentré avait déjà striée de ravines bouillonnantes forant leur chemin jusqu’à l’os… Elle tituba.